Interview

Edouard Dequeker

Professeur à la Chaire d’Economie urbaine de l’ESSEC et membre du comité scientifique

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Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? Quel est votre parcours académique puis professionnel ? 

Je suis diplômé de l’ESSEC, où j’ai étudié entre 2009 et 2013, notamment au sein de la Chaire Économie Urbaine. C’est là que j’ai rencontré Thierry Sibieude, qui a été l’un de mes professeurs. La Chaire Innovation et Entrepreneuriat Social qu’il a créée travaille sur des thématiques voisines et complémentaires, car elle réfléchit notamment aux moteurs d’inclusions socioéconomiques des populations dans les villes et les territoires.

Avant l’ESSEC, j’ai suivi un cursus de classes préparatoires littéraires Lettres et Sciences Sociales (B/L), ce qui a façonné durablement mon intérêt pour les Humanités et les sciences sociales. J’ai ensuite poursuivi mes études à l’École Normale Supérieure de Paris-Saclay (ex-Cachan) en histoire moderne, économie et sociologie. Ces disciplines ont profondément influencé ma vision des problématiques urbaines et territoriales, et en particulier mon intérêt pour les approches pluridisciplinaires. Cette passion pour le fait urbain et pour la compréhension des mécanismes qui façonnent l’espace m’ont naturellement conduit à m’investir dans la Chaire Économie Urbaine à mon arrivée comme étudiant à l’ESSEC en 2009.

Sur le plan professionnel, j’ai débuté à la Ville de Paris, en alternance avec mes études à l’ESSEC, à la Direction de l’Urbanisme puis à la Délégation à Paris Métropole, qui suivait de près les projets et débats autour du Grand Paris. Après mon cursus à l’ESSEC, j’ai travaillé en cabinet de conseil auprès du secteur public et élus locaux sur des enjeux de développement territorial (EY, Algoé), tout en réalisant une thèse en convention CIFRE sur la comparaison des dynamiques métropolitaines du Grand Paris et du Grand Londres, au prisme de leurs gouvernances économiques respectives. Aujourd’hui, je suis de retour à l’ESSEC comme Professeur, impliqué plus particulièrement dans le développement de la Chaire Économie Urbaine et le Master Spécialisé Management Urbain et Immobilier.

Quelles valeurs ou expériences personnelles vous ont poussé à vous investir dans l’enseignement ?

J’ai toujours aimé enseigner, même si je ne souhaitais pas en faire une activité exclusive. La recherche et le monde académique m’intéressaient aussi mais étaient parfois trop déconnectés des problématiques opérationnelles des acteurs publics et entreprises, tandis que le travail en organisation manquait souvent à mes yeux de réflexion intellectuelle et ne laissait que peu de possibilités créatives. J’ai trouvé un équilibre à l’ESSEC, où je peux conjuguer enseignement, recherche et conseil. Cet écosystème m’offre une liberté qui correspond à mes aspirations professionnelles et personnelles.

Vos domaines de recherche portent sur les moteurs de la dynamique économique des villes et des territoires, ainsi que leurs équilibres sociaux et environnementaux. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces sujets ?

Mes travaux s’inscrivent dans la tradition des « sciences régionales », qui explorent les transformations économiques, sociales et démographiques de l’espace. Ces thématiques ont pris un nouvel élan dans les années 1990 avec la révolution numérique qui, contrairement à ce que l’on a pu croire initialement, n’a pas dispersé les activités humaines et économiques mais au contraire renforcé leur concentration dans l’espace.

Je m’intéresse particulièrement à trois grands enjeux :

– Les choix de localisation des entreprises et des ménages : Comment ces derniers arbitrent-ils aux échelles interurbaine (entre différentes villes) et intraurbaine (au sein d’une même ville) en fonction de critères variables : offres immobilières, infrastructures, accès à l’emploi et aux services aux entreprises et/ou aux personnes, aménités urbaines/naturelles, fiscalité…? Ces décisions façonnent le développement inégal des villes et des territoires, mais aussi leur structuration interne, notamment en matière d’inégalités sociospatiales.

– Les moteurs de croissance des villes et des territoires : Par extension des réflexions sur les choix de localisation, pourquoi certaines villes croissent-elles tandis que d’autres stagnent ou déclinent ? Quels sont les leviers explicatifs de la dynamique urbaine et comment les acteurs publics et privés de la ville peuvent-ils agir efficacement sur ces leviers ?  

– L’impact des enjeux environnementaux sur ces thématiques : Comment les défis climatiques, qu’il s’agisse de transition environnementale, de décarbonation ou d’adaptation, reconfigurent-ils notre compréhension de ces questions ? En particulier, quels sont les nouveaux modèles économiques qu’il nous faut inventer en matière de politiques locales et de projets urbains ?

Enfin, un aspect crucial et transversal de mes recherches porte sur le rôle de la gouvernance urbaine, en particulier dans sa dimension économique (interaction public-privé), dans la trajectoire des villes. Nous cherchons, au sein de la Chaire d’Economie urbaine, à mettre en lumière les effets des différentes formes de gouvernance des villes sur leurs trajectoires économiques et sociales ainsi que sur leur durabilité.

Quel pont voyez-vous entre l’entrepreneuriat et ces thématiques ?

Nos travaux économétriques comme monographiques nous ont montré qu’une exclusion socioéconomique durable n’est pas seulement délétère sur le plan social, mais également destructrice de valeur économique pour les villes. Les compétences sociales, en particulier celles qui permettent de réinclure dans la production de valeur des populations qui en sont structurellement exclues, rejoignent donc à nos yeux les compétences de développement économique. A ce titre, l’entrepreneuriat social et l’innovation sociale peuvent participer pleinement aux dynamiques urbaines, par leurs effets d’inclusion dans les territoires. Les Chaires d’Économie Urbaine d’une part, et d’Innovation et Entrepreneuriat Social d’autre part, ont de ce fait très souvent collaboré à l’ESSEC.

Quelles sont les raisons / motivations qui vous ont poussé à rejoindre le comité scientifique de l’Institut Maria Nowak ?

Au-delà de mes liens avec Thierry Sibieude, mon adhésion repose également sur des convictions intellectuelles et des valeurs partagées. Je vois dans l’Institut une formidable opportunité de lier entrepreneuriat populaire et dynamiques urbaines et territoriales.

Quels sont les projets ou initiatives de l’Institut qui vous enthousiasment particulièrement ?

Il y a de nombreuses pistes d’initiatives intéressantes mais deux axes me semblent particulièrement prometteurs :

– Le rôle des dynamiques spatiales comme freins ou leviers du développement de l’entrepreneuriat populaire : Il serait pertinent d’identifier des micro-territoires en France ou à l’étranger où cet entrepreneuriat est particulièrement dynamique. Ces cas concrets permettraient de comprendre les conditions endogènes favorisant l’émergence de telles initiatives, un peu comme l’on étudie en sciences régionales le développement de clusters et autres territoires propices à l’innovation.

– L’accès au financement : Cette question est cruciale pour l’entrepreneuriat populaire. Analyser les freins de l’accès aux crédits pour des projets d’entrepreneuriat populaire serait très intéressant. Ceci implique d’avoir accès à des données précises, ce qui aujourd’hui n’est pas aisé dans un contexte de faible transparence de nos établissements bancaires.

En complément de ces axes, il serait précieux d’explorer les effets possibles de l’entrepreneuriat populaire sur la sortie durable de la précarité pour les individus et ménages. Quels sont les délais et les conditions nécessaires à une émancipation économique et sociale pérenne ? Comment briser grâce à ce levier les cercles vicieux d’exclusion socioéconomique ?

Quelles politiques publiques vous semblent aujourd’hui les plus efficaces pour encourager un entrepreneuriat inclusif ? Voyez-vous des exemples inspirants en France ou à l’étranger ? 

Les politiques publiques peuvent être découpées en deux catégories, mais elles sont toutes deux très complémentaires.

– Les politiques ciblées : Elles visent directement l’entrepreneuriat populaire, par exemple via des programmes d’incubation, de tutorat ou d’accès à l’information.

– Les politiques générales : Logement, mobilité, santé, formation…Ces éléments conditionnent l’accès à l’emploi et, par extension, à l’entrepreneuriat. Leur amélioration est ainsi indispensable pour lever les freins structurels.

À l’international, plusieurs modèles me semblent intéressants à analyser. Au Royaume-Uni, le programme « Enterprise Zones » a combiné de manière intéressante des mesures fiscales à un véritable écosystème de soutien. Au-delà des allègements fiscaux traditionnels, ces zones ont expérimenté des « regulatory sandboxes » permettant d’assouplir certaines contraintes réglementaires pour faciliter l’innovation entrepreneuriale. À Birmingham par exemple, ce dispositif a permis l’émergence d’un tissu dense de petites entreprises dans des quartiers auparavant en difficulté.

Les pays scandinaves offrent également des modèles inspirants. À Stockholm, le programme « Startup Stockholm » combine accompagnement personnalisé, accès facilité au crédit et mise en relation avec des mentors expérimentés. La particularité du modèle suédois tient à l’approche dite « whole-of-government », où les services sociaux, l’emploi et le développement économique sont étroitement coordonnés pour lever les freins à l’entrepreneuriat.

Aux États-Unis, plusieurs villes ont développé des approches novatrices. La ville de Detroit a mis en place un programme remarquable de revitalisation entrepreneuriale dans ses quartiers historiquement défavorisés, en associant formation, micro-crédit et mise à disposition de locaux commerciaux à prix modérés. Ce programme associe un fonds de garantie pour faciliter l’accès au crédit bancaire, un réseau de locaux commerciaux à loyer progressif, des formations adaptées aux entrepreneurs de quartiers défavorisés, ou encore un système de mentorat par des entrepreneurs locaux expérimentés.

Ces expériences internationales montrent l’importance de combiner dispositifs financiers adaptés, accompagnement personnalisé et dans la durée, forte implication des acteurs économiques locaux, simplification des démarches administratives, et approche intégrée des problématiques sociales et économiques.

En France, certaines initiatives territoriales méritent d’être évoquées, comme le programme « Entrepreneur#LEADER » de la région Île-de-France, qui propose un parcours d’accompagnement complet, de la conception du projet jusqu’à son développement. Les « Fabriques à Entreprendre » développées dans plusieurs métropoles françaises constituent également des exemples de guichet unique pour les entrepreneurs des quartiers prioritaires, dont on pourrait évaluer les effets.

Selon vous, quelles sont les personnes référentes sur ces sujets ou qui ont joué un rôle clé dans l’action ou la contribution à ce domaine ?

Dans le domaine de l’entrepreneuriat populaire et du développement territorial inclusif, plusieurs figures et chercheurs me viennent à l’esprit. Muhammad Yunus, Prix Nobel de la Paix, est bien sûr une référence incontournable pour avoir démontré, à travers la Grameen Bank, que l’entrepreneuriat populaire pouvait être un puissant levier d’émancipation économique. Maria Nowak elle-même, en important et adaptant ce modèle en Europe avec l’Adie, a joué un rôle pionnier dans la reconnaissance de l’entrepreneuriat populaire en France.

Elisa Giuliani de l’Université de Pise a significativement contribué à notre compréhension des écosystèmes entrepreneuriaux inclusifs. Ses recherches ont notamment mis en lumière la manière dont les réseaux d’innovation locaux peuvent favoriser ou entraver l’inclusion sociale dans les territoires. À travers ses études empiriques dans différents contextes géographiques, elle a démontré que la simple présence d’entreprises innovantes ne suffit pas à créer un développement inclusif. Elle insiste à ce titre sur le rôle des « gatekeepers » locaux – ces acteurs qui font le pont entre différentes communautés entrepreneuriales – et leur rôle crucial dans la diffusion des connaissances et des opportunités vers les entrepreneurs issus de milieux défavorisés.

AnnaLee Saxenian est reconnue pour ses recherches pionnières sur la Silicon Valley et la Route 128 de Boston, qui ont renforcé notre compréhension des écosystèmes entrepreneuriaux régionaux. Son célèbre ouvrage « Regional Advantage » a démontré l’influence des réseaux sociaux et professionnels sur la capacité d’innovation et d’entrepreneuriat d’une région. Plus récemment, ses travaux sur les « nouveaux argonautes » – ces entrepreneurs qui circulent entre leur pays d’origine et leur pays d’adoption – ont mis en évidence l’importance des réseaux transnationaux dans la diffusion des pratiques entrepreneuriales et l’émergence de nouveaux centres d’innovation.

Enfin Philippe Aydalot, fondateur du GREMI (Groupe de Recherche Européen sur les Milieux Innovateurs), a développé le concept fondamental de « milieu innovateur » qui reste d’une grande actualité pour comprendre les dynamiques entrepreneuriales territoriales. Sa théorie des milieux innovateurs a montré comment l’innovation et l’entrepreneuriat émergent non pas simplement des caractéristiques individuelles des entrepreneurs, mais de l’ensemble des relations sociales, économiques et institutionnelles qui caractérisent un territoire. Ses travaux ont notamment mis en évidence l’importance du capital social territorial et des apprentissages collectifs dans la capacité d’un territoire à générer et soutenir des initiatives entrepreneuriales.

Sur quoi la recherche de l’institut devrait-elle se concentrer pour être utile pour l’entrepreneuriat dans les territoires ? 

La recherche de l’Institut pourrait selon moi se structurer autour de plusieurs axes complémentaires.
Il pourrait tout d’abord construire une approche territoriale fine de l’entrepreneuriat populaire. Cela implique d’étudier la manière dont les spécificités locales – qu’il s’agisse du tissu économique, des réseaux d’acteurs ou des infrastructures – influencent l’émergence et la pérennité des initiatives entrepreneuriales. Cette approche permettrait d’identifier des « écosystèmes facilitants » afin de comprendre comment les répliquer dans d’autres contextes.

Ensuite approfondir la compréhension des parcours entrepreneuriaux populaires dans leur globalité. Au-delà des seuls aspects économiques, il s’agit d’analyser l’articulation entre projet entrepreneurial et contraintes quotidiennes : logement, mobilité, garde d’enfants, formation… Cette approche systémique est indispensable pour identifier les leviers d’action les plus pertinents.

Un axe de recherche pourrait également porter sur l’accès au crédit, qui demeure un frein majeur pour de nombreux entrepreneurs. L’Institut pourrait développer des travaux innovants sur plusieurs aspects : l’analyse fine des critères de refus des banques traditionnelles, l’identification des nouveaux modèles de scoring adaptés à l’entrepreneuriat populaire, ou encore l’étude des dispositifs alternatifs de financement (garanties, prêts d’honneur, financement participatif…).

Une attention particulière pourrait être portée à la création d’outils permettant de mieux évaluer le potentiel des projets d’entrepreneuriat populaire, au-delà des seuls critères financiers classiques. Ces travaux pourraient notamment s’appuyer sur l’analyse de données longitudinales des institutions de microfinance pour identifier les facteurs de succès et créer des modèles prédictifs plus inclusifs.

De manière générale, l’Institut gagnerait à développer des méthodologies pluridisciplinaires et qui croisent les apports de la recherche académique et l’expérience des acteurs de terrain. Il serait intéressant d’analyser la manière dont les nouvelles technologies, et plus spécifiquement les progrès de l’IA, peuvent être mis au service de l’entrepreneuriat populaire, tout en veillant à ce qu’ils ne créent pas de nouvelles barrières à l’entrée.
Ces différents axes de recherche doivent bien sûr s’accompagner d’un important travail de diffusion et de valorisation auprès des décideurs publics comme des acteurs de terrain, pour que les résultats puissent effectivement nourrir des recommandations concrètes.

 

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